Un jour une pie heurta Tchouang Tse dans un parc et se posa dans un bosquet de châtaigniers. Il fut surpris de cet oiseau qui volait si mal et prit son arbalète et visa. Il aperçut alors une cigale qui venait de trouver un coin d’ombre et s’y reposait, oublieuse d’elle-même. Derrière elle, une mante religieuse se tenait cachée; elle s’apprêtait à fondre sur la cigale et ne voyant que sa proie s’oubliait elle-même. La curieuse pie se tenait derrière la mante religieuse et ne songeant qu’à tirer profit de l’occasion, s’oubliait aussi. Tchouang Tse fut effrayé par ce spectacle et dit: « les êtres sont tous enchaînés les uns aux autres; chacun attire sur lui les appétits de l’autre! ». A cette idée il jeta son arbalète et s’enfuit en courant.
Que dire de plus dans cette pensée tellement vraie? Peut-être la notion d’oubli. Dès que nous faisons une chose au détriment de l’autre ou à son profit propre, nous nous oublions, perdant aussi la capacité à analyser la situation et prendre conscience de l’ensemble de l’environnement. Si nous nous oublions dans une tache qui ne met pas en péril autrui ou qu’il n’en supportera pas les conséquences, alors cet oubli là est celui de la pleine conscience de l’action. S’oublier c’est alors permettre à la conscience universelle de faire l’expérience de la conscience individuelle.
Il y a donc deux sens à celui du mot oublier et particulièrement de s’oublier. Le premier nous vient du latin liveo et le préfixe ob qui nous donne le terme d’être bleu d’envie. Etre envieux. La seconde interprétation est celle de perdre le souvenir.
Il est évident que désirer l’autre, ou ce que possède l’autre nous fait devenir envieux (en vieux!). S’oublier c’est donc s’enchaîner à un désir de possession. Et chose étrange, désirer la montre, la voiture, la maison de l’autre, c’est désirer le manger en totalité. Nous perdons alors tout sens humain et nous oublions même ce qui nous entoure.
Alors qu’oeuvrer pour un idéal, une construction, dans un but désintéressé, nous amène à perdre le souvenir même de qui nous sommes. C’est se fondre dans l’éther universel. Cette désagrégation de notre être est l’état ultime représenté par le sage en médiation et son esprit qui s’élève dans les nuages, se perdant dans la nuée, s’égarant dans le ciel antérieur.
Seule question que nous devons nous poser: sommes-nous dans nos actes, dans le cas de manger l’autre ou dans celui de nous déliter dans la grande nature? Il ne faut jamais oublier qu’en voulant manger l’autre, il y a derrière soi une autre personne qui veut me manger. C’est en ne m’attachant pas au désir que je peux vivre l’expérience de l’instant.
Bon vent.
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